Si tous les éleveurs européens subissent la chute du prix du lait, l'impact n'est visiblement pas le même partout. Les attentes non plus. Rencontres.
ALORS QUE LA CRISE JETTE LES ÉLEVEURS FRANÇAIS DANS LA RUE, leurs collègues européens résistent et attendent. Pour eux, le marché fait le prix et l'avenir appartient aux plus compétitifs. L'Éleveur laitier est retourné à la rencontre des éleveurs qui ont témoigné en avril 2015 dans ses colonnes sur leur stratégie pour l'après-quotas.
Ils racontent comment ils vivent la chute des prix. La maîtrise du coût de production est une clé majeure. Et cela se joue au quotidien. Performances techniques et autonomie alimentaire constituent les outils de base pour abaisser le prix d'équilibre. Certains misent sur la croissance. Investir pour diluer les charges fixes reste la meilleure option pour les Irlandais. Comme les Néerlandais, ils accordent une totale confiance à leur coopérative pour valoriser leur lait. Ces stratégies semblent assez représentatives de leurs pays. Car c'est là que la collecte progresse le plus depuis un an. On retrouve cette sérénité en Pologne où les éleveurs disposent de réserves financières pour passer le cap.
La situation est plus contrastée en Allemagne. L'éleveur rencontré, Peter Gühl, vend des vaches et se lance dans la vente directe. Une stratégie originale car là-bas, la collecte est stable.
En se développant, l'Europe du Nord provoque une surproduction qui plombe le prix pour tous. La résistance de certains est mise à mal, particulièrement dans l'Hexagone.
Tous savent que la remontée des prix passe par une baisse de la production. Comment y parvenir ? « La régulation se fait par le prix », lâche Jan-Roelof Jalvingh, aux Pays-Bas. « S'ils veulent rester dans la course, les Français devraient travailler leurs coûts de production au lieu de manifester », lance Tom Dunne, en Irlande. Pour eux, la régulation administrative appartient au passé. Vive le marché et que le meilleur gagne !
Cette philosophie libérale ne fait pas l'unanimité, même si elle domine. Ainsi, Peter Gühl croit en une contractualisation adaptant l'offre à la demande. Même si l'Allemagne reste fidèle à la loi du marché, elle connaît aussi des débats.
Notre éleveur français, Mathieu Drouet, plaide pour un minimum de protection des producteurs en cas de crise, au lieu des aides actuelles.
Ces témoignages montrent que les bassins de production européens sont entrés en concurrence. Quoi qu'on en dise, le lait est le même partout. La pérennité des élevages est liée à la pugnacité de leurs collecteurs, mais aussi à la capacité de la filière à travailler ensemble.
Sur cet échiquier, la France est décalée. Quand ses voisins négocient le soutien de leurs coops (Pays-Bas, Irlande), elle réclame des aides à l'État. Elle dispose pourtant de réels atouts pour maintenir son rang. Il lui reste à accepter les règles, même si elle ne les a pas choisies, pour entrer pleinement dans le jeu. La priorité pour les Français est de surmonter leur grand désarroi et de faire le gros dos.
PASCALE LE CANN ET CLAIRE HUE
« On baisse les charges, tout en modernisant le bâtiment »
L'ÉVÉNEMENT MAJEUR CHEZ NOUS DEPUIS L'AN DERNIER,
c'est la naissance de notre deuxième garçon », commence Mathieu Drouet, installé en Gaec avec ses parents en 2011. Une joie au coeur d'une année difficile, marquée par une chute du produit lait de 50 000 €. Pourtant, les éleveurs parviennent à maximiser leur prix en veillant scrupuleusement à la qualité. « Nous avons touché 330 €/1 000 l en moyenne quand le prix de base de notre laiterie, Terrena, s'établit à 306 €. » Le Gaec est resté sur sa ligne de maîtrise des charges pour faire face. En optimisant la valorisation de l'herbe au printemps, la facture de concentré a baissé de 7 000 €. Certes, la productivité a reculé de 500 litres, mais avec trois vaches supplémentaires, le niveau des livraisons s'est maintenu à 810 000 litres ! Les éleveurs ont joué aussi sur les traitements sanitaires. « Les mammites ne sont plus traitées systématiquement. Quand le deuxième traitement échoue, on préfère tarir le quartier », explique Mathieu. La facture des antibiotiques a baissé de 4 000 € l'an dernier. Les éleveurs ont renoncé à l'autofinancement, préférant reporter certains achats. Ils ont également abandonné certains services. Au total, les charges ont baissé de 30 000 €. Insuffisant pour supporter la chute du produit.
Les parents ont donc décidé de réduire leur rémunération de moitié. Une solution qui ne plaît guère à Mathieu. « Nos rémunérations sont fixées par notre règlement intérieur et il n'est pas normal que notre activité ne permette pas de payer leur travail comme prévu. » Le jeune éleveur reconnaît que cette option apporte un soulagement, mais elle n'est pas durable. Et le Gaec doit emprunter pour payer le compte courant associés en prévision de leur départ à la retraite d'ici quelques années. Les associés ont obtenu des exonérations de taxes foncières. Il n'a pas demandé les aides du plan de soutien à l'élevage. « Mes parents avaient déposé un dossier de ce type en 2009. L'aide est arrivée deux ans après ! » regrette Mathieu.
Persuadés que la conjoncture se retournera, les associés ont investi 280 000 € dans la modernisation de leur bâtiment en 2015. 86 logettes remplacent l'ancienne aire paillée. L'investissement comprend aussi un Dac, un racleur et une fosse de 2 000 m3. Le bâtiment était saturé en hiver. Le volume de référence a augmenté depuis l'installation de Mathieu et le manque de place devenait problématique.
« JE TRAVAILLE MON COÛT DE PRODUCTION AVEC UN GROUPE »
La question de reporter ces travaux du fait de la conjoncture s'est bien sûr posée. Mais en tant que JA, Mathieu était éligible à des aides pour un montant de 90 000 € au titre du PCAE (Plan pour la compétitivité et l'adaptation des exploitations agricoles). Cependant, le chèque tarde à venir et le Gaec a dû faire un prêt à court terme en attendant.
Mathieu s'était préparé à cette crise. Il a parfaitement intégré la volatilité des prix. Il attend maintenant l'inversion de la tendance. « Je travaille mon coût de production avec un groupe. Mais la marge se réduit. » Il peut encore gagner en autonomie alimentaire. L'étape suivante sera peut-être le passage en bio.
Mathieu estime que la politique libérale de l'Europe n'est pas tenable sans un minimum de protection pour les producteurs. « On n'a pas besoin d'aides tout le temps, mais en cas de crise grave comme aujourd'hui, les pouvoirs publics devraient nous soutenir. Les Américains le font ! » Il attend de l'Union européenne une régulation de la production. Il estime aussi qu'il serait légitime que les coûts de production soient pris en compte dans l'élaboration du prix du lait.
« J'ai vendu des vaches et arrêté d'investir »
ELEVEUR DANS LE NORD DE L'ALLEMAGNE, Peter Gühl ne touchera que 250 €/1 000 kg de lait en février. Son prix moyen dépasse à peine les 270 € en 2015, alors que le coût de production s'élève à 380 €. Peter s'attendait à ce que la fin des quotas déclenche une explosion de la production, et donc une dégringolade des prix en Europe. Il comptait sur la performance technique (conduite optimisée des cultures et du troupeau) pour améliorer sa résistance. Avec une surface fourragère importante et de bons rendements, il bénéficie d'une autonomie alimentaire appréciable. Cette stratégie reste d'actualité, mais cela ne suffit pas. L'exploitation perd de l'argent depuis plusieurs mois.
« Nous avons vendu 30 vaches et plus de viande pour avoir de la trésorerie », explique Peter. Mais surtout, il mise sur le développement de la vente directe des produits transformés à la ferme, un débouché moins sensible aux variations de prix.
« LES CONTRATS DEVRAIENT FIXER LES VOLUMES SELON LES MARCHÉS »
Lorsque nous avons rencontré Peter l'an dernier, il vendait 20 % de son lait de cette manière, contre 35 % aujourd'hui. Certes, sa production a baissé avec la réduction d'effectif, mais il s'agit d'une hausse réelle. Et Peter s'active pour rechercher des clients et développer ses ventes.
Il avait prévu de diversifier ses produits en montant une unité de méthanisation. Ce projet à 500 000 €, programmé en 2015, ne s'est pas concrétisé. De même, les investissements nécessaires dans un silo et une fosse à lisier (300 000 €) sont repoussés. Même chose pour la construction d'une étable pour 250 à 300 vaches laitières. « J'ai tout arrêté, et je ne sais pas si je reprendrai un jour ces projets. »
Pour tenir le coup, il a étudié le programme d'aides proposé par le gouvernement allemand. « Je le considère comme une plaisanterie. Remplir autant de papiers pour recevoir si peu en retour, j'ai renoncé. » Chaque mois, il fait le point de sa situation avec son banquier. Pour le moment, il fait face à ses échéances. Mais grâce à ces échanges permanents, il sait qu'il peut compter sur son soutien si la situation se dégradait encore. « Je pense que le prix va tomber à 210-220 €/1 000 kg en avril. »
Son espoir réside dans la mise en place d'une régulation en Allemagne des volumes fixés via des contrats généralisés, en fonction du marché. Président du Milchboard, il estime que cette idée avance dans son pays. Une conférence agricole en avril devrait permettre aux différentes organisations d'en débattre.
« J'ai assez d'épargne pour résister à 280 € et moins »
JUSQU'EN MARS, LE LAIT DE MACIEJ POHL SERA PAYÉ 265,90 €/1 000 L DE PRIX DE BASE. «
Danone s'y est engagé. Une rencontre est programmée pour discuter des mois suivants. Vu la surproduction européenne, je m'attends à ce que le prix chute à 230-250 €/1 000 l (NDLR : 1 € égal 3,4 zlotys) cette année. » Le jeune éleveur a perçu, en moyenne, 280 € en 2015 contre 328,18 € en 2013, année la plus favorable. Il attend des jours meilleurs pour investir dans une nouvelle stabulation qui pourrait être équipée d'un roto de traite. Cela ne l'a pas empêché d'accroître son troupeau de près de 20 vaches à frais très réduits. Pour 20 000 €, il a logé 30 génisses amouillantes dans un ancien bâtiment aménagé. Les vaches supplémentaires ont pris leur place sous le hangar qu'elles occupaient jusque-là. « Je n'ai pas voulu renoncer aux génisses prévues pour mon projet de développement, d'autant plus que j'avais les stocks de maïs-ensilage suffisants. J'ai livré 237 000 litres en plus. Je pense rester à 1,33 Ml cette année. » Maciej se dit serein. Comme bon nombre de ses collègues polonais, il a peu d'emprunts. La politique d'aide à l'investissement grâce aux fonds européens a limité leur endettement. Lui, par exemple, enregistrait un revenu disponible de 156 700 € en 2015 pour 38 000 € d'annuités (voir L'Éleveur laitier de janvier 2015, p. 68). Elles sont restées à ce niveau. De quoi constituer une réserve de trésorerie pour résister aux périodes de crise. « Les éleveurs polonais n'ont l'intention de réduire ni leur troupeau ni leur niveau d'étable », affirme-t-il. Ce que confirme la hausse de collecte de 2,3 % en 2015. Maciej va recevoir une aide des pouvoirs publics de 3,40 €/1 000 l sur un maximum de 300 000 litres, soit un peu plus de 1 000 €. Il est dubitatif par rapport à l'efficacité de ce type de soutien face à la crise. Il croit davantage à la définition de nouveaux critères pour la fixation du prix du lait. « Danone réfléchit à une prise en compte des coûts de production. Pourquoi pas. Sans doute évoquera-t-il aussi, à notre rencontre de mars, une revalorisation du taux protéique et la baisse des primes quantité. C'est une façon de réguler la production. »
« Produire pour diluer les coûts de notre développement »
LA CRISE LAITIÈRE NE MET PAS UN COUP D'ARRÊT AU DÉVELOPPEMENT DE TOM DUNNE ET DE SON FRÈRE MIKE. « En 2015, notre lait a été payé 311,60 € TTC/1 000 litres. Nous prévoyons 280 € en 2016. Le prix de base de la nouvelle campagne de collecte démarre à 236 € (à 33 g/l de TP et 36 g/l de TB) » , indique Tom Dunne. En 2011, ils ont construit une stabulation paillée de 500 places (400 000 €) et en 2014, un roto de 60 places (640 000 € dont 0,5 M€ emprunté). Anticipant la fin des quotas, vécus comme un carcan, les deux frères ont lancé ces deux investissements pour produire 2 à 2,5 Ml avec 380 à 400 vaches, voire plus. C'est plus qu'un doublement de leur production par rapport à 2011. « Notre développement induit des charges de structure élevées. La seule solution pour baisser notre coût de production est de les diluer par plus de lait produit. » Les associés ont livré 1,7 Ml l'an dernier, planifient 2,1 Ml cette année et prévoient 2,3 Ml en 2017. Cela se traduit par une nette amélioration de leur prix d'équilibre (après rémunération et paiement des annuités) : 270 € en 2015 contre 320 €/1 000 litres en 2014 (pour un prix du lait à 426,70 € TTC cette année-là).
Ils espèrent revenir, en 2016, au niveau du prix d'équilibre de 2011 : 250 €. Calculé sans le coût du quota par le réseau European Dairy Farms, il s'appuyait sur du lait low cost à partir du pâturage. C'est toujours le cas.
Tom ne veut pas entendre parler de régulation des volumes, synonyme pour lui de quotas. « À moins qu'elle soit à l'échelle mondiale. Il n'est pas question que je produise moins pour que les Néo-Zélandais ou les Américains prennent nos marchés. Il faut accepter de vivre dans le monde réel » , assène-t-il. Traduisez : plutôt que de manifester dans les rues, les Français feraient mieux de travailler à la baisse de leurs coûts de production. « C'est ce que font les Irlandais depuis dix ans. » Le mécanisme européen de mise à l'intervention, qu'utilisent les Irlandais, ne participe-t-il pas pourtant à la régulation ? « L'Irlande exporte 80 % de sa production. Elle trouverait d'autres marchés à ce prix . Ce qui nous aiderait peut-être, c'est plus de transparence au niveau des différents acteurs des marchés laitiers. »
« Je suis satisfait de la politique de Friesland Campina »
JAN-ROELOF JALVINGH A REÇU UN BONUS DE 20 €/1 000 L DE SA COOPÉRATIVE Friesland Campina sur ses livraisons du 1er janvier au 11 février, en échange de leur maintien au niveau du 13 au 27 décembre 2015. Les 9 vaches qu'il a vendues juste avant lui ont permis d'être dans les clous. « Il le fallait pour ne pas dépasser mon quota phosphore que l'État vient de créer pour chaque élevage. De plus, avec la crise, cette vente alimente ma trésorerie , confie-t-il. Si je veux agrandir mon troupeau, je dois trouver de nouvelles terres, ce qui est très cher. » Il jongle avec le nombre de vaches et de génisses sur ses 28 ha. Il prévoit ainsi de vendre cette année à l'export 15 génisses amouillantes ou fraîchement vêlées. En période de crise, c'est aussi une façon de contenir les coûts de production. « Je ne peux pas les réduire plus. En vue de l'après-quotas, j'ai ajouté l'an passé 26 logettes et construit une aire d'exercice extérieure de 200 m2 pour seulement 30 000 € . »
Si le prix moyen perçu en 2015-2016 va tomber autour des 300 €/1 000 litres contre 380,30 € en 2014-2015, il a tout de même augmenté sa production de 120 000 kg pour atteindre 620 000 kg, soit + 23 %.
Ses deux leviers ? En moyenne sur l'année, huit vaches en plus et un accroissement du niveau d'étable de 600 kg. « J'espère livrer un peu plus en 2016. Quota phosphore oblige, pour le même nombre d'UGB, je vais augmenter la part de vaches dans mon élevage pour produire plus de lait à l'hectare. La vente des 15 génisses va m'y aider. »
Et Jan-Roelof d'ajouter mi-sérieux, mi-ironique : « Je dois survivre à cette crise qui est plus longue qu'on ne le prédisait. »
« C'EST LE PRIX QUI RÉGULE LE MARCHÉ »
Pour autant, il conserve une vision libérale du marché : « C'est le prix du lait qui régule le marché. Quand il est bas, les producteurs produisent moins, ce qui lui permet de remonter ensuite. » Avec une hausse de la collecte de près de 7 %, cette mécanique n'a visiblement pas d'effet aux Pays-Bas. « Il faudrait que le prix du lait baisse encore. » Surtout, il se dit satisfait de la politique que mène Friesland Campina. « Même si, temporairement, il lui manque un peu de capacité industrielle, elle est présente sur des marchés à haute valeur ajoutée avec, en particulier, un bon positionnement en Chine sur la poudre infantile. »